12/03/02 ---------- xavier malbreil





Avez-vous trouvé votre propre réponse en ce qui concerne la question du
Cratyle -origine des noms et particulièrement sur le nom "écriture"- ?



    Le développement logique par rapport à la question du Cratyle
était :

1- Cratyle énonce que les mots ne sont pas donnés aux choses de façon
arbitraire, mais qu'au contraire ils sont, à l'origine, l'expression même
de la chose.

2- En s'appuyant sur cet énoncé, et en le déplaçant, on peut remarquer que les
tous premiers essais pour nommer le monde sont des représentations
graphiques ( cf. les peintures rupestres). Dans ces peintures, la chose est
tout entière dans sa représentation : un dessin de mammouth aura pour
volonté de représenter TOUTES les dimensions du mammouth (la réserve de
nourriture, le danger potentiel, le totem...). Mais cette forme de
représentation a le gros désavantage de ne pas pouvoir articuler le
langage, et met donc des limites à l'expression. L'écriture se détachera
de plus en plus de la représentation graphique pour aller vers
l'abstraction de l'écriture alphabétique. Avec l'informatique, l'écriture
alphabétique est même codée sous forme numérique.

3- L'utilisation des logiciels de création de site web, et de création
graphique nous permet, comme dans une boucle de l'histoire sur elle-même,
de revenir à cette expression "graphique". En animant les mots, en les
mêlant à des images, en faisant intervenir la profondeur (par le lien
hypertexte, qui donne une profondeur à l'écran) et le temps (le temps
devient partie constituante de l'écriture grâce aux logiciels d'animation
graphique, par exemple, qui permettent de donner des sens différents à un
mot selon sa vitesse d'apparition/disparition sur l'écran...) comme
composante de l'écriture (cf: "10 poèmes en 4 dimensions"), nous pouvons
essayer de retrouver un état "originel" de la représentation, où le
signifiant et le signifié ne sont pas disjoints, mais sont au contraire
une seule et même chose (et par là, nous retrouvons le Cratyle).

4- Au bout d'une tentative d'écriture multimédia "animée" force est de
reconnaître que le présupposé était faux. On ne pourra jamais retrouver
un état "originel" de l'écriture. Donc, l'expérience est un échec.

5- Une fois cet échec admis, il faut s'interroger sur ce que l'on a fait, et
se demander si cette question du Cratyle évacuée, on n'est pas en
présence d'un nouveau langage littéraire qui va réussir à capter le
"bruit" du monde. L'intrusion des pictogrammes dans notre environnement,
par exemple - qui brouille les frontières entre écriture et représentation
graphique- sera ici entérinée; le mouvement appliqué dans l'écriture sera
une façon de reconnaître que la perception de l'image a radicalement
changé depuis le début du XX° siècle grâce au cinéma, puis à la télévision :
il ne s'agit pas de faire de l'animation pour faire de l'animation, mais
de constater que notre perception du monde n'est plus la même.
L'accélération que les machines ont donné à toutes les activités humaines
n'est pas un fait anodin, mais a modifié en profondeur notre rapport au
temps, en ce sens que bien davantage maintenant nous croyons le maîtriser
totalement (puisque nous sommes capables de l'accélérer, de le ralentir,
de le suspendre, etc...
Faire bouger les mots sur un écran ne doit jamais être gratuit ni décoratif.
Mais au contraire toujours pertinent (c'est un souhait).



Plusieurs de vos pages sont riches en humour, en ludicité, pensez vous que
cela soit des caractéristiques propres au net?



    Alors là...Mystère et boule de gomme... C'est sûr que le web
est un média jeune dans lequel l'humour est assez volontiers présent...
Mais l'humour est-il l'apanage de la jeunesse? Rien de moins sûr...
L'humour que l'on prête à mes pages (puisque vous n'êtes pas la seule à me
faire cette réflexion) est-il le même humour que celui que l'on voit à
l'oeuvre sur le Net? Franchement, je ne sais pas quoi répondre. Il me
semble que cette question serait plutôt du ressort d'un regard extérieur.

J'ai bien du mal à analyser mon humour, et à vrai dire quand j'ai écrit les
"10 poèmes en 4 dimensions", je ne me sentais pas dans un état
primesautier... J'étais au contraire assez épuisé, sur les nerfs, pas du
tout enclin à voir la vie en rose... Mais ceci dit, c'est une qualité que
l'on me reconnaît, d'avoir de l'humour dans la vie courante. Peut-être que
malgré les conditions de réalisation de cette oeuvre, mon humour a
transpiré à mon insu.

Mais, je le répète, ce n'était absolument pas une démarche consciente de ma
part. Je ne voulais pas faire d'humour en écrivant cela.

Bien. A présent il faut peut-être se demander si les conditions techniques de
réalisation ne poussent pas toutes seules vers l'humour. Lorsqu'on
manipule des logiciels d'animation, on peut faire surgir des coq-à-l'âne
très facilement. C'est presque obligé.

Ce que cette écriture permet - grâce aux roll-over, qui font apparaître un mot,
une image, lorsque l'on passe le curseur sur un lien déclencheur-
l'écriture traditionnelle ne le permettait certes pas...puisque que l'on
ne peut pas "cacher" un mot dans l'épaisseur de la page!

Donc, on pourrait avancer que les moyens techniques nous conduisent vers une
écriture peut-être plus légère, plus portée vers l'humour. Souvent,
l'humour n'est il pas dû à la surprise d'un rapprochement inattendu? Or
quoi de plus facile que de faire un rapprochement inattendu grâce aux
roll-over? La nouveauté de l'écriture sur le web, c'est que le lecteur
lui-même déclenche l'apparition d'un élément caché. Il n'est pas le
spectateur passif qui rit devant l'image d'un homme qui glisse sur une
peau de banane. Il est celui qui fait glisser cet homme sur une peau de
banane, en la faisant apparaître d'un coup de souris sous les pieds d'un
marcheur.

Cet humour sur le web aurait donc une composante un peu narcissique (concernant
le lecteur), un peu gamine aussi.



Selon vous qu'est-ce qui différencie un écrit papier d'un écrit sur le net
- si on peut parler d'écrit-?



    Plusieurs choses.
Le support tout d'abord. le texte ci Sur cela, j'apporte des réponses dans
-joint, je ne sais si vous l'avez eu, vu que vous n'êtes inscrite que
depuis peu sur la liste é-critures.

Ensuite, je vous dirai que l'écrit sur le Net ne m'intéresse pas. Pour moi,
il s'agit d'une hérésie. Le net, s'il ne sert qu'à véhiculer des écrits,
est un pis-aller : ce qui a été refusé par les maisons d'édition aboutit
sur le Net, et bien souvent n'a que peu de valeur. Toutefois, il existe
des cas de textes refusés par tous les éditeurs, et qui trouvent leur
"légitimité" sur le Net. A savoir que des lecteurs plébiscitent telle ou
telle oeuvre - le cas a souvent été avéré pour des confessions impudiques,
des récits érotiques, qui sont, dirait-on, à leur aise sur le Net. Le Net,
média de proximité, favoriserait l'intime, certainement.

Donc, c'est un bémol à ce que je vous dis plus haut...

Mais quand même, à mon sens, il faut se servir de toutes les fonctionnalités
du web comme : le multimédia, l'interactivité, le réseau, sinon ce n'est
pas la peine.

Utiliser toutes les spécificités du Net pour faire émerger un art nouveau, à
mi-chemin de la littérature, de la télévision, du collage, etc...



Internet permet à chacun de mettre en ligne ses écrits,
à votre avis, sont-ils tous des auteurs ? Si oui -ou si non après tout-
qu'est-ce qu'un auteur alors ?



    Pour moi, ce qui fait un auteur, c'est le lecteur.
N'importe qui peut se prétendre auteur. Si personne ne le lit, ses écrits
seront de "l'expression personnelle" et certainement pas de la littérature.
Un auteur sans lecteur n'existe pas. Seul le lecteur, enfin disons la
masse des lecteurs, fait d'un écrit un objet que l'on peut identifier
comme étant de la "littérature".

Mais pour autant, des œuvres lues par de nombreux lecteurs sont-elles de la
"littérature" ? Pas évident non plus. Les romans de Gérard de Villiers,
SAS, sont bien lus par des milliers de lecteurs, cela n'en fait pas de
la littérature.

Donc, il faudrait rajouter à la proposition 1
1 : ce sont les lecteurs qui font l'auteur

la proposition 2
2 : c'est la capacité de l'oeuvre à questionner à la fois un lecteur - puis
à continuer d'exister en lui bien après sa lecture - et la forme dans
laquelle l'oeuvre prend place, qui fait l'auteur. Pour moi, pas d'oeuvre
de littérature sans une prise de position sur la forme dans laquelle elle
se déroule. Un auteur (si l'on parle de littérature) ne peut pas faire
l'impasse sur cette réflexion simultanée : le récit, et les conditions
d'existence du récit.

En cela, on peut très bien soutenir qu'un auteur ne soit pas publié en
édition - livre et soit malgré tout reconnu comme un auteur. Si une
assemblée de lecteurs suffisamment vaste (mais quelle dimension? Ah
oui...je ne sais pas) le reconnaît en tant qu'auteur, il sera un auteur.
Ses écrits auront retenu l'attention d'un certain nombre de lecteurs, qui
seront revenus sur leur première lecture, qui auront alerté d'autres
lecteurs sur la qualité de ce qu'ils ont découvert, etc... Ensuite,
plusieurs solutions.

1 : l'auteur en question ne produit que du texte, et son texte reste sur le
Net sans être édité en format livre. Dans notre tradition, il n'est
d'oeuvre écrite que sur livre... et je partage en partie cet avis (voir
plus haut). Mais après tout, peut-être sommes-nous encore trop immergés
dans la galaxie Gutenberg pour pouvoir nous défaire de cette idée...et
tout cela n'est-il qu'affaire de temps.

2 : l'auteur en question (plébiscité par un certain nombre de lecteurs,
etc...) produit du récit multimédia et il a bien des difficultés à le
faire "éditer" et donc, dans ce cas, nous sommes devant un problème
différent, qui est celui de l'inadaptation des circuits commerciaux...

3 : le même auteur ci-dessus trouve les moyens de diffuser (en les faisant
payer) ses œuvres. Il peut les vendre sur CD gravé (ce qui m'arrive
parfois...mais pas assez souvent à mon goût!), ou bien les vendre en
ligne. Là, les structures éditoriales ne sont pas encore adaptées. Mais
aussi les mentalités. Qui irait payer pour voir des œuvres multimédias
sur le Net. A ma connaissance, cela ne s'est pas encore produit. Question
de temps, peut-être là aussi. Après tout, les surfeurs paient bien pour
voir des sites pornos. Alors pourquoi pas de la littérature.

Diffuser un récit multimédia n'est pas encore entré dans les mœurs.

Je conclurai sur le brouillage qu'a induit le Net dans la médiation par
l'argent.
Dans la galaxie Gutenberg, un auteur est quelqu'un que l'on reconnaît tel en
lui donnant de l'argent. Même si l'on emprunte gratuitement le livre
dans une bibliothèque il y a eu un préalable d'achat par la bibliothèque.

Sur le Net, et c'est quelque chose dont je me réjouis, l'idéologie du
tout-gratuit est encore la règle.

Pour arriver à faire connaître sa production, un auteur multimédia devra au
préalable faire un investissement financier, pour se donner les moyens
de produire une oeuvre (ordinateur, logiciels, nom de domaine,
hébergement, référencement, etc...). Il est, dans un premier temps,
son propre éditeur. Puis les surfeurs le lisent (ou ne le lisent pas).

La médiation par l'argent, du fait qu'elle a été consentie par l'auteur,
semble disparaître. En fait, elle est toujours là...elle s'est seulement
déplacée.

A quand le renversement de cette perspective un peu fausse? Quand les
surfeurs se rendront compte que ce qu'ils lisent a nécessité des
investissements, et qu'ils peuvent (PEUVENT) donner les moyens à
l'artiste de continuer son oeuvre.



Qu'apporte Internet à la lecture?


    Un peu moins de solennité, déjà. Tout ce qui peut amener la
littérature à cesser de pontifier sera toujours une bonne chose!
Mais la grande nouveauté apportée par Internet à la lecture, c'est le "lien
hypertexte". (Juste une parenthèse pour préciser que si le lien HTML est
actif en dehors de l'Internet - pour une lecture d'oeuvres sur
disquette, CD-Rom, ou sur mémoire interne- il n'en a pas moins été
inventé pour l'Internet!).

Grâce à ce lien, nous pouvons non seulement faire des zig-zag dans le texte
- ce que, après tout, permet également un livre, tout simplement en
tournant les pages ! - mais aussi passer en un seul clic dans un univers
totalement différent.

Prenons un texte, par exemple, dans lequel il y aurait la phrase "Le silence
était total".

On peut parfaitement imaginer qu'un lien sur le mot "silence" nous renvoie à
un chapitre antérieur du texte, où les raisons de ce silence seraient
déjà en germe. Le lien hypertexte agira alors comme une "explication de
texte" ou bien une "proposition de lecture". Le lien sur le mot "silence"
pourrait également renvoyer à un poème :

"silence, la table
ne grince pas,
le vent ne souffle
une bille de verre dans sa main"

qui donnerait un éclairage différent à ce mot, en opérant une rupture dans
la linéarité du récit. En rappelant que toujours les mots peuvent cesser
d'être des instruments au service d'un récit, et retourner à leur
singularité.

Le fait d'installer un lien renvoyant vers un poème et de donner le choix au
lecteur de l'activer ou non, peut également se penser comme une liberté
offerte (mais peut-on offrir la liberté, ne se conquiert-elle pas ?) au
lecteur de choisir le niveau de lecture qu'il désire.

Voilà le cas de liens renvoyant à l'intérieur du texte. Cela n'est pas
spécifique à l'Internet. Mais au protocole HTML (voir plus haut).

Maintenant, imaginons qu'un lien sur le mot "total" renvoie à le firme
pétrolière TOTAL... et à ses démêlées avec les justice...

Le silence total de TOTAL prendrait alors un tout autre sens. Le lecteur se
verrait ainsi confronté à un niveau de lecture où le coq à l'âne ne serait
jamais très loin de l'absurdité la plus totale...

En permettant au lecteur une telle bifurcation, ce dernier lien hypertexte
propose un défi au texte lui-même, puisque aussi bien le lecteur pourra
se passionner pour les mille et une péripéties du dossier TOTAL, et
oublier le texte qu'il était en train de lire.

Ce que l'Internet aura apporté à la lecture, c'est aussi - comme le prouve
par l'absurde ce petit exemple - une façon de grapiller de ci de là, au
gré de son humeur. C'est ce que recouvre la fameuse expression "surfer".

Le lecteur peut surfer dans sa lecture, prenant la vague opportune, la
quittant, empruntant la suivante.

Que restera-t-il de cette lecture?

Là, je n'en sais rien. II s'agit davantage d'une lecture-rêverie, comme on
peut en avoir dans des moments de grande disponibilité, où l'imagination
fait son miel de chaque mot.

Enfin, dernier des apports de l'Internet à la lecture, le rapport avec
l'auteur.

Si ce dernier est toujours en vie, et laisse son email, le lecteur pourra
très facilement lui adresser des commentaires, félicitations,
remontrances, etc...

Une plus grande proximité peut en naître, une façon de faire descendre
l'auteur de son piédestal. Si un auteur est aussi facilement joignable
que son voisin de palier, d'un seul clic de souris, son texte me sera
également plus proche. Le lecteur pourra plus facilement devenir l'élément
central de l'oeuvre.

Davantage encore qu'un livre, l'oeuvre sur l'Internet n'existe que pour et
par le lecteur. C'est lui qui la réveille en se connectant, c'est lui qui
l'active grâce à sa souris, c'est lui qui la sort peu à peu de l'ombre...
ou pourrait-on dire de cette non-existence terrifiante (terrifiante parce
que soumise à bien des aléas - panne de courant, explosion des mémoires
centrales, virus dévastateurs, non-paiement des frais d'hébergement ou
de droits sur le nom de domaine, piratages/sabotages, etc... - où elle
repose.

Un livre peut se conserver des centaines d'années, et attendre son lecteur.
Une oeuvre sur l'Internet n'est certes pas promise à cette
demi-éternité... Si ses visiteurs la quittent, si elle n'étend plus ses
bras pour attirer vers soi le lecteur, il y a fort à parier qu'elle ne
tardera pas à disparaître des mémoires informatiques, et de toute mémoire
humaine. C'est la principale faiblesse de la lecture sur l'Internet.
Elle est soumise à la voix du plus grand nombre. Ce que les lecteurs du
temps présent dédaignent, il est peu de chances que leurs descendants
puissent en profiter.



Pensez-vous que le rapport auteur-lecteur est différent
sur le net?



    Ah, flûte, j'ai déjà répondu ci-dessus à cette question.
J'ajouterai seulement que les rapports auteur/lecteur deviennent vite des
rapports un peu plus équilibrés, puisque souvent les lecteurs sont aussi
des auteurs, qui envoient leurs textes à l'auteur pour avis - ce qui
m'arrive assez souvent.




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Xavier Malbreil est écrivain
- Jeunesse : " Les prisonniers de l'Internet " tomes 1 et 2, chez
www.manuscrit.com
- Nouvelles : " Des corps amoureux dans quelques récits ", même éditeur.

Auteur multimédia
- Sur son site www.0m1.com avec " 10 poèmes en 4 dimensions " et " Formes
libres flottant sur les ondes "
- Sur le site www.e-critures.org avec, notamment, le " Livre des Morts ".